CHAPITRE X
— Suivez en auto-transport ou reprise des tirs.
Rohel décela les déclics des crans de sécurité des canons à ondes qui, comme les engins aériens, comme les antennes, exécutaient instantanément les ordres de l’homme-machine. Ce n’était pas l’androïde qui parlait mais l’ordinateur central qui s’exprimait à travers lui, qui reprogrammait simultanément ses circuits.
Le Vioter s’avança de quelques pas en direction de la cage de l’escalier extérieur, mais il s’évertua à marcher lentement pour laisser à la cabine, lancée à vive allure le temps d’atteindre le toit. Les deux êtres qui avaient pris place dans la sphère suspendue et piquée de rouille étaient des hommes : malgré l’épaisse couche de poussière qui occultait la vitre arrondie, il avait discerné les gestes de connivence qu’ils lui avaient adressés. La présence d’humains dans cet espace-temps le surprenait dans la mesure où Emna avait affirmé que les derniers anthropes avaient été exilés par les hommes-machines, puis il avait deviné que des irréductibles s’acharnaient à combattre l’hégémonie mécanique et tentaient de lui venir en aide. Il établit la relation entre ces deux hommes et l’explosion qui avait retenti quelques heures plus tôt dans l’atelier : l’interruption des chaînes et des machines n’avait pas été une panne, mais le fruit d’une intervention humaine, un sabotage. Peut-être étaient-ils intervenus pour délivrer Emna, et cette perspective le galvanisait, lui donnait à nouveau l’envie de se battre.
Les engins aériens couvraient tout le ciel comme une nuée de bourdons ordonnés et immobiles. Ils se désintéressaient de la grosse araignée ronde qui fonçait en grinçant sur sa toile de fer et de rouille.
Rohel ralentit encore l’allure, tout en surveillant du coin de l’œil la progression de la cabine.
— Suivez plus vite ou reprise des tirs.
Les hommes-machines se départirent de leur immobilité et se disposèrent de manière à former une escorte. Il obliqua légèrement pour gagner quelques secondes.
— Itinéraire illogique. Correction.
La porte de la cabine coulissa dans un crissement aigu. Il comprit que les pilotes n’avaient pas l’intention de s’arrêter sur le toit, une manœuvre qui leur coûterait un temps précieux et laisserait aux capteurs le temps de réagir, mais de prendre l’aiguillage de dégagement qui se situait à cinq ou six mètres de la corniche et d’exploiter leur élan pour s’éloigner le plus rapidement possible de la zone dangereuse. Il aperçut un bras vêtu de gris qui sortait de l’embrasure et lui faisait signe de sauter. Il lui fallait non seulement tenir compte de la vitesse de la cabine mais encore de sa propre course, de son propre élan, pour s’introduire en plein vol dans le compartiment. Quelques dixièmes de seconde de décalage, et il raterait la porte de la cabine, il s’écraserait plus de cent mètres en contrebas. Il pourrait peut-être se suspendre à un câble, mais il deviendrait une cible facile pour les canons à ondes.
— Itinéraire escalier.
Il jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule, évalua la position de la cabine, pivota brusquement sur lui-même et fonça en direction de la corniche.
— Suivez. Reprise des tirs.
Il perçut des bruits derrière lui mais il resta concentré sur son but. Il ne commit pas l’erreur de se retourner, il rentra instinctivement la tête dans les épaules, un réflexe salvateur puisqu’une onde blanche et rectiligne vomie par un canon lui frôla les cheveux. Chacun de ses pas soulevait une poussière dense. Il arriva devant la corniche, posa le pied sur le muret dont il se servit comme d’un tremplin. La cabine grossit rapidement dans son champ de vision, précédée de son grincement horripilant. Il ne marqua aucun temps d’arrêt, aucune hésitation, il se lança dans le vide et riva son regard sur la sphère brunâtre qui se balançait quelques mètres au-dessus de lui. Il entrevit l’homme vêtu de gris accroupi près de l’embrasure, les bras tendus dans sa direction. Il eut la brève impression qu’il n’atteindrait jamais son but, que l’écart s’accroissait sans cesse entre la bouche ronde et lui. Des images syncopées défilèrent dans son esprit, les visages de Saphyr et d’Emna se superposèrent au point qu’ils n’en formèrent qu’un, et une tristesse infinie imprégnait leurs yeux bleus et noirs. Les canons crachaient leurs rayons de tous les toits environnants et une grêle scintillante s’abattit autour de lui, touchant les câbles du réseau. Il lui sembla que le vide lui saisissait les chevilles et le tirait vers le sol. Vers sa propre mort.
— Tes mains ! hurla l’homme.
La cabine filait quelques centimètres au-dessus de lui. Il entrevit quatre pieds d’atterrissage, un ventre noir, rugueux, les impacts fulgurants des ondes, les étincelles. Le courant d’air produit par le déplacement lui cingla le visage. Il leva les bras dans un réflexe désespéré. L’homme lui saisit les poignets et bascula immédiatement en arrière pour le tirer vers le compartiment.
Ce seul mouvement suffit à hisser Rohel à hauteur de la porte mais l’homme ne relâcha pas pour autant son effort. Il continua de le haler à l’intérieur de la cabine et ne desserra son étreinte que lorsqu’ils roulèrent tous les deux sur le plancher et heurtèrent la cloison opposée.
Plus mince et plus souple que son sauveteur, Le Vioter fut le premier à se rétablir sur ses jambes. Un rayon brillant s’engouffra par l’embrasure, percuta le plafond sur lequel il abandonna une trace noire et fumante. Une brusque embardée de la cabine projeta Rohel sur le montant d’une banquette latérale. Il parvint à se redresser et à se tenir en équilibre en dépit de l’instabilité du plancher. Le deuxième homme, assis sur le siège de pilotage, les yeux rivés sur un tableau de bord, manipulait les leviers de commande avec une rare dextérité.
Par l’embrasure, Rohel vit les hommes-machines massés le long de la corniche qui touchaient de leur bâton les câbles à leur portée.
— Vous faites pas de bile ! dit l’homme allongé sur le plancher.
D’épaisses gouttes de sueur perlaient sur son front et maculaient son uniforme. Sa voix essoufflée trahissait la violence de l’effort qu’il venait de fournir. Ses épaules et ses mains, larges et fortes, dénotaient une constitution robuste, mais ses joues creuses, ses cheveux rares et ternes, ses yeux éteints et cernés trahissaient une asthénie probablement due à la malnutrition. Les semelles de ses bottes de cuir étaient trouées en plusieurs endroits.
— Leurs saloperies d’électrobâtons ne serviront à rien : le télephe n’est pas conducteur d’électricité. Bienvenue à bord. Je suis l’anthrope Zelmo et je parle l’extérieur, comme vous. Accrochez-vous ! Ça risque de secouer !
À peine avait-il prononcé ces mots que la cabine, au sortir d’un nouvel aiguillage, s’engagea sur un câble vertical et entama une descente vertigineuse. Rohel s’agrippa à la barre supérieure qui traversait tout le compartiment. Les silhouettes des hommes-machines, les toits des immeubles, le réseau des câbles, les engins aériens diminuèrent rapidement dans son champ de vision. Zelmo, arrimé au pied de la banquette, éclata d’un rire rauque qui s’acheva en une quinte de toux.
— Toujours aussi stupides, les homobots !
Le grincement des poulies sur le câble le contraignait à hurler, à cracher autant de salive que de mots.
— Pourquoi n’ont-ils pas réagi plus tôt ? demanda Le Vioter.
La cabine plongeait en direction d’une cour intérieure envahie de végétation. Les façades, les fenêtres, les balcons défilaient à toute allure par la porte et la fenêtre. Une escadre d’engins aériens se glissa entre les câbles du réseau et se lança à leur poursuite.
— Mékhane a beau se prendre pour le centre du monde, elle n’en reste pas moins une machine, répondit Zelmo. Et en tant que machine, elle ne réagit pas aux mouvements mécaniques. Ses capteurs ne considèrent pas le frottement de deux morceaux de ferraille comme un danger potentiel. Nous nous servons du réseau télephe à chaque fois que nous voulons passer inaperçus.
— Mékhane ?
— L’intelligence artificielle qui a pris le contrôle de Techno-Babûlon. Une putain de paranoïaque !
Rohel jeta un coup d’œil par la vitre et crut qu’ils allaient s’écraser sur le sol. Le câble s’enfonçait au milieu d’un inextricable fouillis de lianes luisantes. Aucune ouverture n’apparaissait entre les arbres noirâtres et les vestiges de bâtiments dévorés par une lèpre végétale brune. Et la cabine filait à une vitesse telle que le pilote n’avait plus la possibilité d’infléchir sa trajectoire.
Le Vioter serra la barre et contracta les muscles des jambes, se préparant au choc. Une formidable secousse ébranla la cabine et projeta brutalement Zelmo sur la banquette. Une corolle pourpre s’épanouit sur son front.
— Ces saloperies d’aérobots nous bombardent !
La cabine ne s’était pas écrasée, contrairement à ce qu’avait d’abord cru Rohel, mais elle était environnée d’une nue lumineuse qui avait enflammé les lianes et les branches des arbres dix mètres plus bas.
Une fumée âcre, toxique, se diffusait dans l’air surchauffé.
— Une bombe lumineuse ! hurla Zelmo. Ces fientes mékhaniques nous ont ratés !
Les vrombissements rageurs des engins aériens dominaient le grincement des poulies. La respiration de Rohel se suspendit lorsqu’il vit se rapprocher les arbres, les lianes, les ruines. Une deuxième bombe explosa à proximité de la cabine qui, soufflée par la déflagration, effectua une brutale embardée. L’air devint brûlant, irrespirable, à l’intérieur du compartiment transformé en fournaise.
— La troisième sera la bonne ! cria Zelmo.
La cabine piqua droit sur l’entrelacs de lianes d’où s’élevaient des flammèches dansantes. Les parasites épiphytes ne freinèrent pas sa course mais cinglèrent ses flancs métalliques avec virulence. Elle continua de descendre comme dans le sein d’une mer ténébreuse. Le câble, dont la déclivité s’adoucissait sensiblement, se faufilait entre de gigantesques troncs nus. La profondeur de la végétation étonna Le Vioter. Vue d’en haut, elle n’avait pas paru particulièrement épaisse, mais cela tenait probablement au fait qu’elle occupait une immense dépression, une excavation dont le fond se situait vingt mètres plus bas que le niveau du sol.
Zelmo s’épongea le front d’un revers de manche.
— Ces satanés aérobots vont enfin nous foutre la paix !
Il poursuivit, devant le regard interrogateur de Rohel :
— Mékhane considère les végétaux comme des illogismes : elle s’acharne à les détruire mais ils repoussent sans cesse. Elle craint d’être débordée, étouffée. Une crainte fondée, d’ailleurs. Elle refuse d’expédier ses homobots là où elle ne maîtrise pas tous les paramètres. Paranoïaque, je vous dis. Seuls les anthropes sont capables de maîtriser l’exubérance végétale.
La vitesse de la cabine se réduisait progressivement, au point que le pilote, un homme aux cheveux gris et à la face sillonnée de rides, se retournait fréquemment pour lancer des regards intrigués à Rohel. Quelques rayons de lumière tombaient en colonnes entre les arbres et dessinaient des cercles clairs sur le sol recouvert de mousse. Des senteurs d’humus, de champignons, s’immisçaient par l’embrasure et se mêlaient à l’odeur de métal surchauffé. Le crissement aigu des poulies sur le câble s’était transformé en un grincement sourd.
— Comment savez-vous que je parle l’extérieur ? demanda Le Vioter.
Zelmo se releva en prenant appui sur la banquette.
— Nos fureteurs, nos circuits espions, ont intercepté les résultats de l’analyse de Mékhane sur la gyne qui vous accompagne. Elle ne parle pas mais, d’après sa conformation cérébrale, elle a vécu dans un environnement extérieur. Nous avons nous-mêmes gardé la langue de nos ancêtres, l’extérieur ou l’universel.
— La gyne ? Elle est… vivante ?
Il appréhendait à ce point la réponse que sa voix s’était transformée en un filet sonore à peine audible.
La rude face de Zelmo s’éclaira d’un large sourire.
— Elle est muette et Mékhane a jugé intelligent de lui scier en partie l’os de la hanche, mais elle respire comme vous et moi. Elle a même un solide appétit !
— Comment savez-vous que c’est une gyne ?
— Son cristal. À moins qu’elle ne l’ait dérobé, c’est le symbole de ces putains de sorcières.
La cabine s’engouffra dans une galerie éclairée tous les trente mètres par d’étranges plantes photogènes et entama une nouvelle descente dans les entrailles de Techno-Babûlon.
*
La blessure de sa hanche ne dissuada pas Emna de se relever lorsqu’elle vit Rohel écarter la tenture et entrer dans la chambre où elle se reposait. Elle se précipita en boitant dans ses bras et le serra à l’étouffer. Ils restèrent un long moment enlacés, souffle contre souffle, cœur contre cœur. Les femmes de la résistance humaine lui avaient procuré une robe ample et légère qui ne pesait pas sur l’épais pansement noué autour de ses hanches.
— Rohel… Je suis tellement heureuse…
Les résistants avaient établi leur quartier général dans les sous-sols de Techno-Babûlon. Ils avaient aménagé des appartements sommaires dans les anciennes canalisations des égouts de la cité. Pas seulement des appartements d’ailleurs, mais également les salles des terminaux informatiques, des écrans, des tableaux d’aiguillages, des commandes d’automatismes et des arsenaux. Un générateur d’électricité leur fournissait l’énergie nécessaire aux cerveaux électroniques, au chauffage et aux divers besoins de la vie quotidienne.
Zelmo entra à son tour dans la pièce voûtée et arracha pratiquement Rohel des bras d’Emna.
— Notre chef veut vous voir.
Il désigna Emna d’un mouvement de menton.
— Elle est muette, mais vous, vous pourrez peut-être nous éclairer sur les raisons de votre présence à Techno-Babûlon.
Il y avait du mépris dans sa manière de parler de la jeune femme.
— Leur spectre de perception n’est pas assez étendu pour recevoir les communications télépathiques. Je lis en eux qu’ils détestent les gynes presque autant que Mékhane.
— Elle peut venir avec moi ? demanda Le Vioter.
Zelmo haussa les épaules.
— Je ne vois pas en quoi elle peut vous être utile, mais si ça l’amuse de vous suivre, je n’y vois pas d’inconvénient.
— Me serait-il possible de manger quelque chose avant cette entrevue ?
— C’est prévu, mais seulement après.
Ils franchirent une succession de galeries aux parois rugueuses. Les plantes photogènes, des phanérogames aux fleurs translucides, dispensaient un éclairage régulier et diffus.
— Des plantes mutantes, expliqua Zelmo. Elles sont apparues à la suite des premières attaques chimiques de Mékhane. L’intelligence artificielle n’a pas tenu compte des fantastiques facultés d’adaptation des êtres vivants.
Le résistant devait sans cesse ralentir l’allure pour permettre à Emna, qui traînait la jambe, de suivre le train, et il ne faisait rien pour dissimuler l’irritation grandissante que soulevait en lui la présence de la gyne. L’air soufflé par les aérateurs ne parvenait pas à disperser les odeurs nauséabondes qui imprégnaient les sous-sols.
D’un geste du bras, Zelmo désigna les disques alvéolaires tendus devant des bouches rondes.
— Mékhane nous envoie régulièrement ses gaz foudroyants. Mais nos filtres déjouent à chaque fois ses attaques. Ils bloquent l’ensemble des conduits dès qu’ils détectent des émanations suspectes et déclenchent le circuit autonome d’oxygène.
— La résistance comporte combien de membres ? demanda Le Vioter.
— Environ mille cinq cents. Moins cinq. Les cinq du groupe chargé de vous délivrer dans l’atelier. Mékhane s’est réactivée une vingtaine de secondes plus tôt que prévu.
— Vous avez pris d’énormes risques pour secourir deux humains qui ne sont pas membres de votre réseau.
Zelmo lui décocha un regard de biais.
— Solidarité humaine, marmonna-t-il entre ses lèvres pincées.
— Ils sont surtout désireux de savoir ce qui se passe dans les espaces-temps voisins et dans le monde extérieur. Ils ignorent où se trouvent les entrées des couloirs temporels. L’intelligence artificielle le sait, mais elle estime préférable de forer ses propres passages à l’aide du cylindre temporel qu’elle a conçu et fabriqué. J’ai recoupé les souvenirs de ma mère et je me suis rendu compte que le tube télescopique nous a permis de franchir plusieurs espace-temps en un seul bond. Nous sommes tout près du pays des gynes.
Rohel ressentit la joie intérieure d’Emna, l’exaltation qui débordait de ses pensées, de son souffle, de ses yeux, de ses mains.
Elle avait eu tout le temps de sonder la mémoire de sa mère durant les quelques heures passées dans la solitude de sa chambre. Deux femmes de la résistance l’avaient soignée, lui avaient servi à manger et à boire, lui avaient posé une foule de questions auxquelles elle avait tenté de répondre par la télépathie. Mais leur spectre de perception étant aussi étroit que celui des anthropes – Rohel excepté –, elles n’avaient pas décelé le murmure impalpable de la communication par la pensée. Elle leur avait alors fait signe qu’elle était muette et leur avait montré le cristal. Elles s’étaient reculées comme si elles avaient aperçu un serpent.
— Une gyne ! s’était exclamée l’une d’elles en langue du monde extérieur.
Elle avait passé la main sur ses cheveux ras et avait ouvert des yeux à la fois incrédules et furieux. Puis elles étaient sorties précipitamment de la pièce et revenues quelques minutes plus tard avec un groupe de résistants composé d’hommes et de femmes. Emna avait lu dans leurs esprits la peur et la haine qu’elle leur inspirait, ces mêmes peur et haine qui avaient préludé aux guerres babûloniennes. Les gynes restaient pour eux les magiciennes de l’obscur, les femmes qui s’étaient enfermées dans un espace-temps pour se livrer en toute impunité à d’abominables pratiques de sorcellerie.
Ils avaient discuté à voix basse et décidé de partir à la recherche de l’anthrope. Les fureteurs leur avaient confirmé qu’il avait échappé à Mékhane avant l’intervention du deuxième groupe. La mort de cinq de leurs compagnons les avait consternés mais ils avaient jugé que le meilleur hommage à leur rendre serait de remettre la main sur le fugitif et de recueillir de précieux renseignements sur les espaces-temps voisins.
Leurs paroles avaient empli Emna de joie : les résistants avaient trouvé la mort dans l’atelier mais Rohel était vivant et, à ses yeux, cette seule vie valait bien les cinq vies prises par l’intelligence artificielle. Elle n’avait pas cherché à se défendre de cette pensée parfaitement égoïste.
Lorsqu’ils l’avaient laissée seule, elle s’était allongée sur le lit et avait contemplé longuement son cristal, qui avait peu à peu perdu de sa transparence et s’était empli de différentes couleurs allant du violet au rouge sang. Elle avait renoué avec l’existence de sa mère et les choses lui étaient apparues plus clairement.
Sa mère était bel et bien passée par Techno-Babûlon, mais le passage temporel l’avait expédiée à une époque antérieure à l’hégémonie de Mékhane. Les anthropes auxquels elle avait eu affaire lui avaient fait payer sa condition de gyne. Ils l’avaient violée, menaçant sa fille des pires sévices si elle se refusait à eux. Cela s’était passé dans une arrière-cour boueuse et elle avait gardé le goût de la terre à la gorge. Les cris de sa fille s’étaient mêlés à leurs ahanements, à leurs vociférations, à leurs plaisanteries grivoises. Elle était restée un long moment allongée dans la boue, puis un vieillard l’avait relevé avec douceur, avait pris sa fille dans ses bras et les avait conduites à son appartement situé au dixième étage d’un immeuble. Ils avaient emprunté un système de cabines suspendues à un réseau de câbles que le vieillard appelait le « télephe ». Après s’être lavée, reposée, restaurée, après avoir donné le sein à sa fille, elle avait expliqué à son hôte qu’elle cherchait le passage temporel orienté vers le monde extérieur.
— Les traversées temporelles sont interdites à Techno-Babûlon, avait dit le vieillard. Les entrées des passages ont été condamnées depuis la scission des gynes. Nos dirigeants craignent que leurs ouailles soient contaminées par ces sorcières.
Emna avait ressenti avec acuité la vague de découragement qui s’était abattue sur sa mère.
— Je crois que nos dirigeants commettent une erreur, avait ajouté le vieillard avec un petit sourire. Et je sais où se terre l’entrée du passage que vous cherchez : dans les sous-sols d’une fonderie métallique… Mais il ne sera guère facile de tromper la vigilance des homobots, les androïdes chargés de l’ordre et de la sécurité. Nos dirigeants se sont appuyés sur ces satanées machines pour traquer les gynes, et cela risque de se retourner contre eux, contre tous les anthropes.
Ce passage-là n’intéressait pas Emna, même si sa curiosité la poussait à savoir comment le vieil homme et ses deux protégées avaient atteint l’étroite bouche, dissimulée entre des piliers plongés dans la pénombre et inondée par une eau visqueuse et froide. Elle s’était concentrée sur le moment où sa mère était arrivée dans Techno-Babûlon.
Elle avait éprouvé de sérieuses difficultés à faire le tri de ses souvenirs, liés pour la plupart à la peur, à la souffrance, aux remords. L’inconscient refusait pour les délivrer d’exhumer les expériences désagréables qui les accompagnaient. À peine était-elle sortie du passage qu’elle avait rencontré trois anthropes vêtus de hardes qui l’avaient molestée… La courette, le visage plaqué contre la boue, les coups de boutoir qui lui déchirent le ventre… Emna était revenue en arrière. Elle marche dans un tunnel sombre, glacial. Elle aperçoit de la lumière dans le lointain. Elle presse le pas. Le poids de sa fille lui meurtrit le bras. Depuis combien de temps marche-t-elle dans ce passage silencieux ? Un jour, un mois, un siècle ? Elle se retrouve brusquement dans une courette. Trois anthropes la fixent avec la même expression que des fauves couvant une proie du regard. Derrière elle se dresse un rempart métallique d’une hauteur de plus de trois cents mètres plus imposant que la muraille de cristal du pays des gynes mais moins élégant. Les trois anthropes tournent autour d’elle en lui adressant des gestes obscènes. Comment est-elle passée du couloir temporel dans cette courette ?
Emna avait eu beau insister, repasser la scène plusieurs fois de suite dans sa tête jusqu’à ce que les images se confondent, elle n’avait pas réussi à établir le lien entre le moment où sa mère avançait dans l’obscur corridor et celui où elle restait pétrifiée au milieu de la courette, aveuglée par la lumière du jour. Elle aurait pu certes reconnaître la courette, si la guerre entre Mékhane et la résistance anthrope n’avait pas entraîné de modifications majeures dans Techno-Babûlon, mais cela ne servirait pas à grand-chose dans la mesure elle ne se remémorait aucun autre indice du passage.
— Par ici ! dit Zelmo.
Ils s’engagèrent dans une galerie étroite qui donnait sur un large vestibule orné de massifs de plantes photogènes.
— Le siège de la résistance humaine ! s’exclama Zelmo avec une pointe de fierté dans la voix.
D’imperceptibles courants d’air jouaient dans les épaisses tentures de laine qui dissimulaient les différentes entrées. Des crépitements, des craquements, des grésillements, des éclats de voix, des rires composaient une symphonie dissonante.
Le Vioter entrevit, entre les interstices des étoffes, des rangées de claviers, d’écrans, de tableaux lumineux, des fils, des objets qui ressemblaient à des bombes lumineuses. Zelmo écarta une tenture et invita ses hôtes à entrer.
La pièce, exiguë, n’était meublée que d’une table ronde et de quelques tabourets. Les murs granuleux et le sol de béton brut ne s’ornaient d’aucune décoration. L’éclairage dru, violent, dispensé par une lampe sur pied, sculptait les visages de deux hommes et d’une femme assis à la table. Leurs traits se durcirent lorsque leurs yeux se posèrent sur Emna qui, épuisée par sa marche, se serait volontiers laissée tomber sur un siège. La douleur réveillée de son os iliaque lui irradiait toute la jambe.
— Il a voulu qu’elle vienne, expliqua Zelmo.
— Cette sorcière s’est peut-être introduite dans la résistance pour nous espionner, dit la femme.
Elle avait posé le menton sur ses mains jointes et regardait fixement Emna. Comme la plupart des femmes de la résistance, elle portait les cheveux très courts, presque ras, et sa carrure et son comportement étaient davantage ceux d’un homme que d’une femme. Le Vioter songea qu’elle avait probablement exagéré son côté masculin pour en imposer aux anthropes qu’elle commandait. Son front était barré de rides profondes, verticales et horizontales. Vêtue d’une combinaison grise qui lui comprimait la poitrine, elle ne s’autorisait de féminin que la voix chaude et chantante qui s’échappait de sa gorge comme un aveu involontaire de sa véritable nature.
— Je représente tout ce qu’elle déteste chez les gynes. L’intériorité, l’humidité. Elle s’est tellement identifiée à l’univers des anthropes, à l’extériorité, à la sécheresse, qu’elle s’est reniée elle-même.
— Emna restera avec moi tant que durera l’entretien, déclara Rohel d’un ton sans réplique. Nous voyageons ensemble et c’est ensemble que nous prenons nos décisions.
— Tes désirs ne sont pas des lois ! répliqua la femme.
— Tes lois ne s’appliquent pas à moi ! Nous souhaitons seulement gagner l’espace-temps des gynes.
— Ce ne sera pas facile ! Les magiciennes ont condamné le passage entre nos deux espaces-temps. Mais nous ne nous sommes pas encore présentés, ajouta la femme avec un sourire qui se voulait conciliant. Je suis Lahipha, responsable de ces réseaux de résistance, et voici mes seconds Haffel et Dajd.
Les deux hommes s’inclinèrent. Ils souffraient visiblement de malnutrition, comme Zelmo, comme le pilote de la cabine du téléphérique. Curieusement, les femmes semblaient beaucoup mieux supporter les dures contraintes de la clandestinité que leurs confrères du réseau de résistance.
— Nos fureteurs nous ont appris que vous vous êtes introduits dans le tube temporel de Mékhane pour gagner Techno-Babûlon, reprit Lahipha. Avez-vous assisté au débarquement de nos frères et sœurs anthropes ?
— L’intelligence artificielle peut donc épargner les anthropes ?
Lahipha libéra un petit rire musical.
— Elle ignore la notion de pitié mais nous sommes parvenus à détourner certains de ses ordres et à soustraire plusieurs milliers des nôtres à son projet d’extermination…
— Les vôtres ont fondé une magnifique cité portuaire.
— Comment pouvez-vous le savoir ? Si vous avez utilisé le tube de Mékhane, c’est que vous êtes passés dans leur espace-temps au moment même où ils débarquaient.
Rohel se tourna vers Emna, remarqua la crispation de ses traits, comprit que sa hanche l’élançait, tira un tabouret de dessous la table et lui fit signe de s’asseoir.
À cet instant, un résistant s’engouffra dans la pièce et se figea respectueusement devant Lahipha.
— Les fureteurs, dame Lahipha, bredouilla-t-il.
— Parle, idiot !
— Ils nous informent que le moment est venu de neutraliser définitivement Mékhane !
Un voile de pâleur glissa sur le visage de Lahipha qui se leva brusquement et fixa intensément le nouvel arrivant.
— Tu en es certain ?
Zelmo et les deux seconds se ruèrent vers la salle des terminaux sans attendre la réponse.
— Certain, dame Lahipha.
Elle contourna la table, se retourna avant de sortir, lança un rapide regard à Rohel.
— Nous reprendrons cette conversation plus tard.
— Je sais…
Le Vioter se rapprocha d’Emna et lui caressa la joue. Cela faisait plus de dix minutes que les résistants avaient quitté la pièce. Leurs exclamations transperçaient les murs et les tentures.
— Je sais pour le dernier passage…
Et cette découverte l’épouvantait davantage qu’elle ne la soulageait.